Là où la Terre gronde
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Avant même le départ, on savait qu’on allait le faire : l’Acatenango. Et plus les jours passaient, plus le stress montait.
Pour vous situer : Swan, ma petite sœur, et moi étions en voyage en mode backpack, direction Salvador puis Guatemala, où Lola devait nous rejoindre. Dès notre arrivée au Guatemala, cap sur Antigua. Une petite ville coloniale, colorée, entourée de volcans. Le charme a opéré tout de suite. Mais derrière l’euphorie des retrouvailles avec Lola, une seule idée revenait sans cesse : l’ascension approchait.
La nuit précédant le départ fut tout sauf reposante. Réveil à 6h, les yeux déjà ouverts. J’avais mal dormi — le matelas de notre auberge à 6 euros la nuit y était pour beaucoup — et le stress me rongeait. Swan aussi n’avait presque pas dormi. J’essayais de jouer mon rôle de grande sœur, de la rassurer, mais au fond, j’avais peur moi aussi. Peur de ne pas réussir à aller jusqu’en haut.
On enfile nos baskets, on ajuste nos sacs (8 kg chacun), et direction le point de rendez-vous. Un minibus nous dépose dans le village de La Soledad. Là, une famille locale nous accueille avec un petit-déjeuner typique. On nous prête des gants, des bâtons, des vestes chaudes. Les guides, souriants, annoncent :
— « Ce soir, 80 % de chances de voir Fuego en éruption ! »
L’adrénaline grimpe d’un coup. On oublie un instant la difficulté qui nous attend. Le soleil brille, le ciel est clair : tout semble nous sourire.

Le départ est joyeux. Le groupe est sympa, composé de voyageurs du monde entier — beaucoup de Français. On rigole, on prend des photos, on avance tranquillement. Avec Lola, on se permet même une blague :
— « Facile finalement ! »
Une phrase qu’on a vite regrettée.
Au bout de trois heures, la pente se redresse, nos rires s’éteignent. Le souffle devient court, les jambes lourdes. La terre volcanique glisse sous nos chaussures, nos épaules ploient sous le poids du sac. L’humidité augmente, le ciel se couvre. Quelques gouttes tombent. Le froid s’installe. Les guides reviennent vers nous :
— « Les nuages montent vite… Il reste peut-être 20 % de chances de voir Fuego. »
Le moral s’effondre.
On continue pourtant. Pas après pas. On serre les dents. On s’encourage entre nous. À ce moment-là, chaque mètre gagné coûte une dose d’énergie qu’on ne sait même plus où puiser. Les jambes brûlent, les doigts s’engourdissent. Le sol glisse. Le vent se lève. Le brouillard nous enveloppe.
La dernière demi-heure est interminable. Trois pas en avant, deux en arrière. On s’épuise, on frôle la limite. On n’en peut plus. Il pleut à peine, mais le froid nous mord. On a l’impression que le sommet recule à chaque pas.
Et puis, enfin, à travers la brume, une cabane. Le camp de base. 3 500 mètres d’altitude. Il est 15h30 : on vient de marcher plus de six heures.
Lola arrive la première, moi juste après. Et au loin, je vois Swan, ma petite sœur, monter les derniers mètres, épuisée mais souriante. J’ai le cœur qui se serre. Je me mets à pleurer, de fierté surtout, un peu d’épuisement aussi. On se serre dans les bras. On l’a fait.
Mais la météo n’est plus de notre côté. Le brouillard est si dense qu’on distingue à peine la cabane devant nous. Pas de volcan à l’horizon. On essaie de se consoler en se disant que déjà, avoir réussi à monter jusque-là, c’est énorme. Mais au fond, on est déçues.
On se réfugie dans notre cabane, frigorifiées. On mange un peu, on essaye de se réchauffer, de relativiser. On se répète :
— « On l’a fait, c’est déjà incroyable. »
Et puis, alors qu’on commençait à se résigner, un guide ouvre brusquement la porte :
— « Sortez ! Le ciel se lève ! »
On se précipite dehors. Le vent s’est calmé. Lentement, les nuages s’écartent. Le voile blanc se déchire, révélant un spectacle inimaginable. Là, juste en face, Fuego. Majestueux. Vivant.
On se regarde, les larmes aux yeux. On sort nos téléphones et on appelle maman.
Chez elle, il est tard dans la nuit. À chaque fois qu’on l’appelle à l’autre bout du monde, son cœur se serre : elle s’attend toujours au pire. Mais cette fois, nos voix tremblent d’émotion :
— « Maman, on y est ! On a réussi ! On est au sommet du volcan ! Regarde ! »
Elle comprend tout de suite. Et elle pleure, elle aussi. De soulagement. De fierté. De nous voir, toutes les deux, avoir réussi.
Quelques minutes plus tard, la première éruption éclate. Un grondement sourd, un nuage de fumée, le soleil qui se couche derrière la montagne. Chair de poule. Frissons. Silence total. Puis des cris de joie.
La nuit tombe. Les éruptions se succèdent, rouges, flamboyantes, hypnotiques. On reste là, figées, fascinées, autour du feu de camp. Le repas chaud nous réconforte, mais impossible de détacher nos yeux du volcan qui gronde.

La nuit fut glaciale. La cabane laissait passer le vent, et malgré toutes nos couches, le froid nous transperçait. Les éruptions rythmaient notre sommeil : petites, grandes, parfois si puissantes qu’elles nous réveillaient. On voulait tout voir, mais il fallait dormir, ne serait-ce qu’un peu.

À 3h du matin, le réveil sonne. Il est temps d’attaquer la dernière partie : l’ascension jusqu’au sommet. Frontales vissées, bâtons en main, on s’engage dans la nuit noire. La pente est raide, le vide omniprésent. Moi qui ai le vertige, je vis un enfer. Après une heure de montée, je craque. Les jambes tétanisées, les larmes aux yeux. Chaque pas est une bataille.
Mais Swan et Lola sont là. Elles m’encouragent, me poussent, me tirent presque. Le groupe nous soutient. Alors j’avance. Un pas, puis un autre. Jusqu’à ce que la lumière du jour apparaisse enfin.
À 5h30, on atteint le sommet : 3 976 mètres. On se serre dans les bras, les yeux embués. Le ciel s’embrase : rouge, orange, rose. Le soleil perce à l’horizon. Et comme un dernier cadeau, Fuego explose à nouveau, projetant un panache de feu dans le ciel.

Et puis… une étoile filante traverse lentement l’aube, juste au-dessus de nos têtes. Silence. Puis un cri collectif :
— « WOOOOW ! »
Un instant suspendu. Magique.
On reste là, immobiles, émerveillées. Tout en haut de l’Acatenango, avec ma sœur et ma meilleure amie. Épuisées, mais plus vivantes que jamais.
C’est pour ces moments-là qu’on marche, qu’on souffre, qu’on se dépasse.
✨✨ En haut de l'Acatenango, tout semblait insignifiant, sauf l’instant. Une émotion brute, née du dépassement de soi, gravée pour toujours.
